L'union du corps et de l'esprit
Les cultures occidentales ont souvent scindé la nature humaine en deux entités distinctes, le corps d'une part, l'esprit ou l'âme d'autre part. Certaines civilisations, judéo-chrétiennes notamment, ont relégué le corps à l'état de chose méprisable, qui nous inciterait aux excès de la chair, de l'envie, de la luxure, etc... l'esprit étant le niveau permettant d'accéder à la perfection de l'homme, au divin. Il faut donc juguler le corps, voire le mortifier, pour qu'il ne puisse freiner ou géner l'épanouissement de l'âme. Animus-spiritus, deux choses distinctes en somme.
Les civilisations asiatiques, au contraire, ont eu une approche plus holistique, considérant l'homme comme une unité, le corps dépendant de l'esprit et inversement l'esprit étant assujetti à l'état du corps. L'homme ne trouverait sa plénitude que lorsque les deux facettes de l'humain sont en harmonie. Dans cette conception, l'homme "fusionné" fusionne également avec le monde, en en étant une partie intégrante.
Les développements récents des neurosciences nous montrent aujourd'hui que l'esprit est construit par un assemblage de cellules spécialisées, les neurones, mais que celles-ci ne sont pas uniquement localisées dans le cerveau, mais aussi dans la moelle épinière, les terminaisons nerveuses, etc.. En somme, notre "esprit" est distribué dans l'ensemble de notre corps !
Les grecs avaient bien subodoré la chose : "un esprit sain dans un corps sain", mais l'Asie en a codifié et développé le concept.
En fait, rien de bien mystérieux ni de mystique dans tout cela !
Tout le monde a porté un jeune enfant dans ses bras et a pu constater l' alourdissement sensible du poids de celui-ci lorsqu'il s'endort. C'est tout simplement que les différents muscles de son corps ne se contractent plus en permanence pour perpétuellement rétablir là un équilibre, là une distance ou une position. L'ensemble des vecteurs force générés par le corps, qui partent dans tous les sens en situation de veille, se trouve réorienté dans une seule direction dans la situation relâchée du sommeil, vers le bas, la ligne naturelle d'application de la force de gravité terrestre. D' où l'importance accordée au "tanden", ce point situé 2 ou trois doigts sous le nombril, qui est en fait le centre de gravité du corps. Quand votre corps est parfaitement décontracté, comme dans le cas de l'enfant qui dort, tout votre poids est orienté vers le bas, descend et est concentré sur le tanden. Si vous n'êtes pas parfaitement décontracté, des forces parasites obliques sont créées et vous n'avez plus le maximum de stabilité.
Faites une petite expérience : placez vous en position debout, jambes écartées dans l'alignement des épaules, bras le long du corps. Pensez à un point situé en haut de votre crane. Demandez à un partenaire de vous pousser légèrement avec sa main à plat sur votre poitrine. Sans surprise, vous perdrez assez facilement l'équilibre vers l'arrière. Maintenant, reprenez la même position, décontractez vous au maximum, imaginez vous lourd, lourd, pesant sur le sol, et concentrez vous sur le "tanden', ce point sous votre nombril. Ne contractez pas les abdominaux, simplement décontracté, lourd et concentré sur le tanden. Votre partenaire vous pousse gentiment, comme précedemment. Que constatez vous ? Vous êtes moins facilement déséquilibré, votre partenaire doit exercer plus de pression pour vous faire bouger. Vous avez déja saisi un des principes de contrôle du ki ! Certains maitres sont innébranlables et leur poids semble s'être multiplié comme par miracle!
Mais si vous relachez votre concentration, et commencez à penser à toutes sortes de trucs, des contractions musculaires infimes, moyennes ou importantes feront leur apparition dans tous les sens, diminuant ainsi la composante force de gravité vers le bas du montant de ces forces obliques parasites (ou du moins d'une partie proportionnelle au cosinus de l'angle).
Vous perdez de votre stabilité!
Voila pour le corps; la diminution de l'agitation du corps, "le vide de l'effort", augmente sa stabilité, sa densité.
Pour l'esprit, c'est un peu la même chose. Celui-ci est le siège de multiples opérations d'aquisition, d'analyse, de décision et de commande des organes du corps, des réflexes, des instincts, des croyances, des peurs, des désirs, etc.. Le corps a une influence sur le fonctionnement de l'esprit; on s'en rend compte lors d'un état fébrile (une bonne grippe, quoi!) où l'on a du mal à avoir les idées claires. Mais l'un des ennemis de l'esprit est l'esprit lui-même; l'analyse des stimuli, extérieurs et intérieurs, prend un certain "temps de calcul", et quand il y en a beaucoup simultanément, eh bien il y a engorgement (bottleneck) ou débordement (overflow) du système. L'esprit reste soit concentré sur le fait de finir le traitement d'un détail, au détriment d'une autre donnée plus importante, soit il disjoncte (le standard explose disent les téléphonistes) car il ne sait plus quoi traiter et dans quel ordre.
Aussi, les sages asiatiques ont ils défini un état de l'esprit où celui-ci est calme et décontracté, vide de pensées (si possible!), en tout cas fixé sur rien de particulier. Dans cet état, l'esprit appréhende tout, et ne se laisse pas focaliser sur un point ou détail précis. On peut comprendre que l'obtention de cet état nécessitte comme préalable un état semblable du corps (mais nous savons comment faire maintenant!).
Cet état de l'esprit vide, qui saisi tout sans rien saisir, s'appelle le "mushin", dans les arts martiaux.
Lors d'un combat, votre adversaire, en face de vous, a tout un tas de possibilités d'attaques diverses et variées; il peut aussi feinter, bouger trés vite, faire diversion; il est aussi sujet à des passages à vide, à l'angoisse ou à la peur,...
Si vous l' observez attentivement, vous detecterez un nombre incalculable de signaux, qui, une fois traités par votre esprit, vous ferons réagir en conséquence, mais trop tard! Car le signal que vous avez traité masquait en fait le vrai signal d'attaque, que vous percevez donc trop tardivement.
Si maintenant vous regardez votre adversaire (souvent aujourd'hui un partenaire, mais autrefois un dangereux fou sanguinaire, avec un sabre affuté comme un rasoir !) , non plus directement, mais à travers lui, comme si vous regardiez une montagne au loin, vous saisirez l'ensemble de son corps, et si vous pratiquez l'esprit vide, vous saisirez l'ensemble des signaux d'attaque en une seule perception: vous ne perdez pas de temps en analyse; vous ne réagissez pas à de faux signaux; vous disposez d'un temps plus long pour réagir de manière adéquate, car vous n'avez pas perdu de temps en 'prétraitement' de l'information; votre vigilance (zanshin) reste éveillée pendant et après l'action, au cas où votre kiri ne l'a pas tué sur le coup, ou qu' il y ait d'autres adversaires.
Voila !
Facile, non ?
Enfin, il faut quand même beaucoup travailler !